La traduction instantanée et ses conséquences cérébrales

Cet article est paru dans Les Echos, le 12 mars 2019.

Grâce aux progrès fulgurants de l’intelligence artificielle comme de la reconnaissance vocale, la traduction instantanée débarque dans nos vies. Bien qu’elle simplifie grandement nos interactions avec des locuteurs étrangers, cette prouesse technologique aura des conséquences directes sur nos capacités cérébrales et nos compétences sociales.

Et si nous supprimions purement et simplement l’apprentissage des langues étrangères à l’école ? Il est en effet devenu totalement inutile puisque des intelligences artificielles (IA) permettent d’ores et déjà de traduire en temps réel ce que nous écrivons ou disons. Finies donc les heures passées à apprendre les verbes irréguliers en anglais, le subjonctif imparfait en espagnol ou les déclinaisons en allemand. Mieux encore, nous pouvons échanger avec tous les locuteurs du monde, qu’importe la langue qu’ils parlent ! Comme le met en lumière l’article paru dans Les Echos Week-end, La traduction automatique fait des pas de géant, cette révolution a débuté il y a quelques années seulement avec l’application de nouvelles méthodes d’IA, basées sur des réseaux neuronaux, aux défis posés par le langage humain (le champ d’étude concerné est celui du traitement automatique du langage naturel).

 

Par conséquent, les géants du numérique, tels que Google, Microsoft ou le chinois Baidu, investissent massivement et développent des applications qui seront installées sur tous nos appareils dans les prochains mois. Aujourd’hui, Facebook réalise pas moins de 4 milliards de traductions par jour en affichant automatiquement des contenus étrangers dans notre langue maternelle. Dans certains cas, les logiciels créés donnent des résultats qui s’avèrent meilleurs que le travail d’un traducteur humain. Et si elles ne sont pas toujours parfaites, le niveau des traductions réalisées suffisent largement pour des documents de travail ou des interactions quotidiennes : indiquer la direction de son hôtel après avoir atterri au Japon, échanger sur l’histoire d’un village au Pérou… 

 

 

Mais, ces nouvelles avancées posent de nombreux problèmes. Tout d’abord, rappelons que la pluralité des langues révèle une immense richesse qui dépasse largement la linguistique elle-même. Derrière chaque langue se cache des cultures, des héritages de l’histoire, des habitudes et des façons différentes de voir le monde. Apprendre une langue étrangère c’est donc se confronter à l’altérité et oser adopter le point de vue de son interlocuteur. Les études scientifiques prouvent ainsi que le plurilinguisme renforce la capacité à éprouver de l’empathie, c’est-à-dire à se mettre à la place de l’autre pour comprendre ses pensées comme ses actions. De là, nous savons que certaines compétences sociales comme l’altruisme sont maximisées.

 

Ensuite, l’apprentissage des langues a des conséquences directes sur notre cerveau, même si le débat sur l’ampleur de ces effets fait toujours débat. Des travaux, notamment ceux de Peterson et Bialystok, montrent que les plurilingues disposent de connexions neuronales plus nombreuses et actives ainsi que d’une densité supérieure de matière grise, matière impliquée dans le traitement des informations. Il montre que le simple fait de passer d’une langue à l’autre, en mobilisant par exemple la mémoire avec la traduction de certains mots, entraîne une plus grande activité cérébrale. La compréhension, auditive ou écrite, d’une langue et une réponse dans une autre langue, écrite ou orale, impose également une gymnastique entre les aires dédiées au langage, celles de Wernicke et Broca. Cette bonne santé cérébrale permettrait dès lors de repousser de plusieurs années des maladies graves comme Alzheimer ou la démence.

 

Nous savons également que les enfants qui apprennent au moins deux langues dès leur plus jeune âge jouissent d’une plus grande plasticité cérébrale. Cette dernière désigne la capacité du cerveau à se modifier, notamment lors d’apprentissages, pour mieux réaliser certaines tâches comme la prononciation d’une langue avec le bon accent. Le neuroscientifique français Stanislas Dehaene confirme ces éléments et conseille même vivement aux parents de faire apprendre plusieurs langues à leurs enfants. Ainsi, à titre d’exemple, il avance dans son cours au Collège de France sur la Psychologie cognitive expérimentale qu’au-delà de 12 mois, un enfant japonais n’ayant pas eu l’opportunité de faire la différence entre le « r » et le « l » ne sera plus capable de le faire par la suite, son cerveau ne la distinguera plus[1] !

 

Les conséquences de la traduction instantanée seront tout aussi concrètes que la baisse de l’activité de l’hippocampe, région du cerveau impliquée dans la mémorisation et la navigation dans l’espace, constatée depuis l’utilisation des GPS (études menées dès 2010 par des chercheurs de l’Université de McGill). Nous allons entrer dans une ère où nous serons constamment tiraillés par l’utilisation de solutions technologiques nous simplifiant la réalisation de nombreuses tâches complexes et la perte, à long terme, de capacités cérébrales et compétences sociales. Il faut ainsi cesser d’applaudir les progrès des intelligences artificielles avec un air béat pour prendre en considération leurs conséquences cognitives et sociales.

[1] https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2013-01-29-09h30.htm

 
Adrien Rivierre