Discours à la loupe : pourquoi l'intervention d'Alexandria Ocasio-Cortez était si percutante

 

Les faits tout d'abord. Le 16 juillet, Alexandria Ocasio-Cortez (surnommée AOC) affirme qu'il existe un lien entre la hausse de la criminalité à New York et la pauvreté grandissante causée par la pandémie de la Covid-19. Le 21 juillet, sur les marches du Capitole à Washington, siège du Congrès américain, l'élu Républicain Ted Yoho condamne ses propos et lui lance qu'elle est « complètement folle » et « écoeurante ». Celle-ci passe son chemin. Mais, l'homme ne s'arrête pas là et, selon un journaliste du site d'informations The Hill présent sur place, profère l'insulte « fucking bitch » (« putain de salope »).

La première réaction d'AOC est humoristique : à l'aide d'une vidéo postée en ligne par AOC. Mais la polémique continue de prendre de l'ampleur. Pour se défendre, Ted Yoho déclare alors : « Marié depuis 45 ans et père de deux filles, je fais très attention aux mots que j'emploie. » C'est cette réaction qui provoque la réponse argumentée au Congrès et sans concession d'Alexandria Ocasio-Cortez lors de son discours du 23 juillet. Quelques heures seulement après cette prise de parole, la vidéo faisait le tour du monde et reçoit d'innombrables éloges. Alors comment AOC, par la force de ses mots, a-t-elle mis KO Ted Yoho ?

 
 

D'une attaque personnelle à un problème de société

À la suite d'une attaque personnelle, il est souvent difficile de ne pas rendre la monnaie de sa pièce à son contradicteur. Sous le coup de l'émotion, il est en effet aisé de perdre son calme. D'ailleurs, dans son ouvrage sarcastique L'art d'avoir toujours raison, le philosophe Arthur Schopenhauer affirmait que rendre son interlocuteur fou de rage était un bon stratagème pour remporter un débat contradictoire.

Mais pas de chance pour Ted Yoho, Alexandria Ocasio-Cortez ne tombe pas dans le piège et souligne d'emblée que sa réponse se fera sur le fond des propos tenus. Loin d'une réponse à chaud, l'oratrice prend ainsi du recul et fait de cette affaire un symbole d'un problème systémique, plus précisément le résultat d'une structure sociale et politique en faveur du pouvoir masculin. En affirmant, « ce problème ne concerne pas un seul incident. Il est culturel ». Elle ne s'attarde pas sur son cas particulier mais s'attache à dénoncer une vérité plus générale. Et pour donner vie à cette dernière, l'oratrice énumère plusieurs exemples concrets de propos déplacés dont elle a fait l'objet. Notons qu'à chaque fois, elle prend soin de nommer les auteurs, y compris le président Donald Trump, comme si elle énumérait des preuves accablantes lors d'un procès.

Durant cette première partie de son argumentation, AOC assume pleinement son statut de député du Congrès américain. En reconnaissant la responsabilité dont les citoyens l'ont investie, elle s'érige comme la porte-parole de tous ceux qui considèrent ces insultes intolérables. Son intervention sonne juste et fait mouche car elle correspond très exactement au rôle qu'elle doit jouer en tant que représentante du Congrès.

 
 

Retourner un argument de son adversaire contre lui

Toute l'argumentation d'Alexandria Ocasio-Cortez vise ensuite à démonter la justification du député Yoho… pour mieux la retourner contre lui. Pour y parvenir, l'oratrice utilise un syllogisme, c'est-à-dire un raisonnement logique qui fait appel à trois propositions. Les deux premières sont appelées 'prémisses' et mènent à une troisième, une conclusion imparable. Si le syllogisme n'est pas explicite dans le discours d'AOC, je le mets ici en lumière :

● M. Yoho peut insulter des femmes sous prétexte d'être marié et d'avoir des filles (c'est sa propre justification à la suite de son insulte),

● Or, tous les autres hommes qui ont une femme et des filles disposent de la même liberté d'expression que M.Yoho,

● Donc tous les autres hommes pourraient insulter des femmes sous prétexte d'être mariés et d'avoir des filles… y compris la femme et les filles de M.Yoho !

Par ce raisonnement simple et structuré, AOC retourne l'argument de son adversaire contre lui. La conclusion est alors sans appel : « Je crois donc qu'avoir une fille ne rend pas un homme décent, qu'avoir une femme ne rend pas un homme décent. Traiter les gens avec dignité et respect, c'est ce qui fait un homme décent. » Echec et mat.

 

Tirer profit de cette insulte et parler au plus grand nombre

Non sans une pointe d'ironie et pour enfoncer le clou, la députée conclut sa prise de parole en remerciant M. Yoho d'avoir montré au monde entier qu'un homme au pouvoir pouvait encore tenir de tels propos, autrement dit : d'avoir mis en lumière le problème du sexisme ordinaire. Elle tourne l'incident dont elle a été victime à son avantage. Ne dit-on pas : la meilleure défense est l'attaque.

D'autant que son pouvoir de conviction se trouve démultiplié par sa capacité à se mettre à la place de son audience, par exemple quand elle évoque ses parents qui regardent les chaînes d'informations et découvrent cette affaire. Le propos est humain et parle à tous, à ce que nous pouvons vivre au quotidien.

Enfin, et c'est loin d'être un détail, l'ensemble de la prise de parole est mis en valeur par un excellent langage non verbal et paraverbal. L'élocution est parfaite avec une voix pleine de modulations, la posture bien droite et la gestuelle renforcent la puissance du propos et enfin le regard crée un lien avec son audience. D'ailleurs, la fluidité avec laquelle AOC s'exprime est excellente d'autant plus qu'elle ne regarde ses notes qu'à quelques reprises seulement. Et c'est sans compter les répétitions ou les accumulations qui rythment toute l'intervention. Une telle maîtrise résulte bien sûr des interventions régulières de l'oratrice mais plus encore, c'est pour moi la conviction profonde et totale qu'AOC a en ses propos une puissance oratoire.

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Adrien Rivierre